Le retour de la Comète

Cet article de Sylvain Bouyer a été publié dans les Cahiers de la Bande Dessinée.

Une case de la Comète de Carthage       La « ligne claire » évolue. Que recouvre-t-elle aujourd'hui ? Une école graphique ? Une école narrative ? Une source d'inspiration commune ? On y entasse des auteurs différents: Swarte (l'inventeur du mot), Briel, Ceppi, Savard, Tripp, Floc'h, Chaland, Clerc, etc.

      Les uns empruntent à Hergé, d'autres à Jacobs, d'autres à la triade de Charleroi (Franquin, Jijé, Tillieux). Tous satisfont des projets personnels, allant de pastiches et parodies en essais de modernisation du classicisme. De sorte qu'on retrouve difficilement chez eux une communauté de pratique, sinon, peut-être dans la relation qu'ils entretiennent avec leurs modèles. Le dessin du maître est reçu comme une limite : la perfection. Or, on n'améliore pas ce qui est parfait. D'où une vague nostalgie, l'idée triste d'un horizon bouché de la création, la post-modernité. Tel serait le tronc commun. Ensuite, chacun s'arrange de cet héritage.

Excoriations su le corps d'Ava       Par exemple, les aventures de Freddy Lombard régénèrent Spirou. Mais la verve, la sensibilité épidermique du trait de Franquin ne sont pas reprises. Seulement le formalisme. Le graphisme est devenu cérébral. Il trahit une lecture choisie : l'idée de perfection surgit du modèle au détriment de ses qualités immédiates, de dynamisme, de vivacité. Il systématise une esthétique de la ligne pure où le contour s'enfle et se réduit toujours dans le même rapport. Le geste devient l'acte d'une pensée réfléchie, non celui de la spontanéité.

      Chez Franquin, et davantage chez Tillieux, on découvre des cases ou fragments encrés à la va-vite ; des traces nerveuses témoignant d'une certaine distance négligente vis-à-vis de la Forme. Il faut parfois indiquer un pli dégueulasse, un accroc dans les vêtements, un arrière-plan équivoque, des chairs meurtries. Exprimer le désordre.

      Chaland est coincé dans son système de beauté. Il doit choisir : dessiner le signe de cet accident (ses « plis » de pantalon), ou contredire la règle tyrannique d'une absolue propreté.

Une main chez Tillieux Les avants-bras de Septimus...       Dans La Comète de Carthage, on voit le bathyscaphe s'éloigner vers la haute mer, laissant filer sur ses moteurs un filet de fumée griffonné. Plus loin, le corps d'Ava rongé par les crabes ; des multitudes de zigs-zags graffiti qui rayent les vêtements des personnages. Hésitation entre un rendu naturaliste du désordre et cette logique dc la perfection : l'inanité du signe et la salissure se combinent pour mettre en place un autre ordre calligraphique, chargé de symboliser les accidents du réel - chocs, meurtrissures, excoriations - qui altèrent la pureté du modèle. Ils sont eux aussi distanciés, ne quittent jamais le plan du dessin contrairement à ce qui se passe chez les Anciens : Jacobs ne se privait pas de gribouiller les reflets d'une chaussée détrempée ou les avant-bras de Septimus ; ni TiIlieux d'aligner les traits secs marquant l'ombre sur les mains de ses personnages, voire la pulvérisation stroboscopique d'automobiles cascadant vers le fossé.

      Cela n'a rien de surprenant parce que la ligne claire n'existait pas en tant que dogme. Excepté chez Hergé?


DES IMAGES-SIGNES

      Quoi qu'il en soit, la vision d'un modèle comme Modèle a conduit Chaland à pratiquer un style de la perfection, capable de recycler jusqu'aux « négligences » de ses maîtres (penser la spontanéité !). Or, un style personnel pointe et se ramifie comme une racine têtue dans la mesure où le dessin ne peut pas évoluer dans le sens initial : la perfection du trait, Chaland possède déjà. Il n'a rien à conquérir dans ce domaine. Sa manière surgit par en-dessous : tendance au vide, à l'abstraction, au géométrisme.

      La perfection isole les objets dans ses cases. Le trait possède toujours la même qualité, indépendamment du motif : êtres humains, décors, automobiles... Il n'y a pas d'unité syncrétique. Pas de cohésion naturaliste. Nous pénétrons dans un univers où tout est découpé, haché, séparé. N'étaient la perspective et la couleur pour lier les éléments...

      Puis il y a le vide. La pureté de la ligne condamne le « remplissage spontané ». Pas de petits points ou de petits traits jaillis au hasard pour donner l'épaisseur et la matière, l'ombre et la lumière. Toute forme tend vers le signe ; tout passe par une conceptualisation, donc une élimination dc ce qui n'est pas figurable dans cette technique. Le grain bigarré d'un rocher par exemple. Le résultat, c'est une sensation de vide, soutenue par la séparation des éléments : ciels vides. Ecume vide. Rochers vides. Carrosseries vides. Visages livides. Ecume et rochers vides

      Pour échapper à cette mort, les contours s'épaississent, ils se multiplient : les objets s'accumulent pour remplir l'image, à la façon d'un empierrement bouche-trou.

      Les cailloux de Chaland. On y trouve résumé son parcours. Le trait crispé de la perfection éloigne du naturel ; il repousse le monde tel que nos sens le perçoivent et tel que Franquin a si bien su l'évoquer. Rochers et cailloux ont de ces formes abstraites aux lignes brisées... Comme si, là encore, un signe unique pouvait dire toutes les pierres et tous les galets du monde. Il n'y a pas de cailloux arrondis dans les aventures de Freddy Lombard. Il y a des croix, en parties avortées.

      Ainsi Chaland définit un style à l'opposé de ses archétypes (abstraction, géométrisme, trous) qui semble même inspirer la narration (les ellipses dans La Comète de Carthage).


DES ARTISTES HEUREUX, AUX POIGNETS COUPES

      En cela, Chaland est représentatif des artistes contemporains : éradication de la veine picturale expressionniste, avènement de l'ordinateur ; la spontanéité et l'expérimentation sur le tas s'effacent ; le présent artistique disparaît : fabriquer des pochoirs pour graffiter les murs, c'est peindre à retardement ; les dessinateurs « picturaux » se bouclent dans des systèmes parfaits, sans erreurs, sans écarts, sans accidents, sans histoire.

Une case de la Comète de Carthage       Quant aux ordinateurs et autres moniteurs vidéo, ils nous offrent de sélectionner le rendu de l'image ! Le style devient marchandise. C'est une donnée qu'on peut mettre au frigo (à la banque) et ressortir au besoin comme telle ou telle couleur déjà programmée de la palette graphique. Pourquoi ? Elaborer du style était l'affaire du XIXème et début XXème. Maintenant, il s'agit d'en consommer les signes. Les recycler, jouer de leurs combinaisons.

      On pourrait presque résumer l'art contemporain par cette formule : choisir, c'est avoir déjà réalisé. On définit éventuellement un style « vital » ou expressionniste. On ne l'agit pas ; on ne l'expérimente pas. On ne le « vit » pas. On appuie sur des touches. Qu'on enfonce doucement, caresse ou martèle le clavier, le résultat sort in-changé. L'artiste cesse d'établir un contact sensoriel avec les instru-ments parce que la liaison recher-chée passe aujourd'hui par la mémoire (d'où les emprunts massifs à notre « musée imaginaire ») et l'intelligence réflexive (agencer ceux-ci d'une manière originale). La création idéologiquement dominante est cette balle de ping-pong qui rebondit du cerveau à l'ordinateur, entre mémoire et intelligence. Le reste est média, moyens qu'on voudrait neutres (style compris). Comme si l'on cherchait à refouler l'inconscient.

      On continue néanmoins à s'amuser, à tâtonner : l'ordinateur possède une mémoire à ce point développée qu'il fait des prodiges dans l'oubli. On peut gommer sans laisser de traces. Alors l'oeuvre n'existe plus en tant que chronologie (ce qui devient). Elle paraît, comme si elle avait été là de toute éternité, Athéna/Minerve sortie toute cuirassée de la tête de son père : l'imprimante déballe son produit à des kilomètres du lieu d'origine ; le traitement de texte supprime la matérialité du brouillon ; le réel devient ce qu'on représente. Pas ce qu'on touche, saisit, cogne... C'est ce que l'art contem-porain affiche à longueur de gale-ries, et la publicité sur les murs; c est ce dont les moyens de communication nous convain-uent. C'est ce qu'on n'est pas forcé d'accepter.

      Parce qu'il y a aussi Vink, Crespin, Marcelé, Baudoin, Duveaux, Maitotti, Seyer qui font vibrer leurs planches. Quand on les regarde, on sent la main qui cherche le papier sous l'instrument ; la tache qui se forme par une torsion imperceptible du bras ou du poignet, le pinceau qui se ploie avec plus ou moins de force. Une véritable et douce bagarre avec quelque chose qui résiste, en eux et hors d'eux. Chaland dessine comme un ordinateur. Sans les mains. Et son vrai maitre n'est pas Franquin.

Sylvain Bouyer