La Comète de Carthage

Cet article de Luc Delisse a été publié dans les Cahiers de la Bande Dessinée.

Une case de la Comète de Carthage       Tout arrive, nous le savons bien. Tout arrive, mais non dans l'ordre que nous avions prévu, ni au rythme où nous l'avions souhaité. Qui l'eût dit, qui l'eût cru, que la fin du monde remonterait du fond des âges pour nous surprendre ? Nous nous méfiions du Futur, mais c'est du Passé que survient la catastrophe, et tous nos paramètres se trouvent d'un seul coup périmés.

      Après quelques semaines d'incertitudes et d'intempéries, la menace qui guettait la Terre, et tout particulièrement le petit village de pécheurs où se croise et s'agite une faune étrange, commence à se préciser. La comète de Carthage fait son apparition dans le ciel. Le désastre est imminent, mais promet du moins d'avoir sa beauté spécifique.

      Tous les 2000 ans, elle surgit dans le ciel, multipliant les catastrophes : éboulements, éruptions, raz-de-marée, hystéries collectives. Vous souvenez-vous de sa dernière apparition ? C'était à Carthage précisément, lors de la révolte des mercenaires que Flaubert a si longuement décrite dans Salammbô : champ couvert de morts, rumeur sourde des barbares, fin de partie.

Dans leur tenue de reitres, les précédentes incarnations de Freddy Lombard et ses amis jouent leur vie aux dés, en attendant la nuit.

      Freddy Lombard, on s'en souvient, c'était le héros du Cimetière des éléphants, premier album où éclatait en plein jour l'invincible pouvoir créateur d'Yves Chaland. Nous avions dit en son temps, dans LES CAHIERS, l'admiration que nous inspirait ce récit. Depuis lors, il y avait le choc délicieux, quoique étroitement circonscrit, du Jeune Albert. Mais nous étions loin encore de croire que Chaland serait capable de nous donner si vite un chef-d'oeuvre comme La Comète de Carthage.

      J'entends autour de moi certains faire la fine bouche et juger que Chaland a puisé un peu trop largement dans l'oeuvre de ses devanciers : son batyscaphe, par exemple, vient en ligne droite de L'Enigme de l'Atlantide, et sa panne de télévision renvoie à un précédent célèbre dans La Marque jaune. Et c'est vrai que notre auteur doit beaucoup à Jacobs, Hergé, Jijé et mémé au Vandersteen des années 50. Mais à la vérité, il doit surtout à son propre génie, dont le fort est d'établir des connexions inattendues entre des situations types, et de revisiter de l'intérieur le moindre détail jusqu'à lui donner la valeur d'un archétype.

Une case de la Comète de Carthage       Le village de Cassis, suractivé par un des talents les plus inventifs et les plus maîtrisés qu'on ait jamais vu en BD, fait songer à quelque falaise de la mémoire où toute l'histoire de l'école franco-belge prendrait la peine, le temps et la hauteur de vue nécessaires pour se repenser et se redéfinir. Ceci n'implique nullement que la Comète de Carthage soit une sorte de condensé de grands albums antérieurs. Tout au contraire, Chaland nous donne un récit vivant, actuel, inattendu et inconnu, une histoire si belle et si mythique qu'on ne parvient pas à se consoler qu'elle ait une fin, et que la brune Alaïa nous quitte pour toujours.

      Quel album parfait, et qu'il faut plaindre les gens qui le trouvent trop sage, trop classique et trop référentiel. Ceux-là, qu'ils lisent Cadelo ou jouent à Donjons et Dragons, ce triste jeu qui ressemble à un cauchemar de fièvre. Les autres auront La Comète de Carthage pour les justifier, tout pénétrés d'une joie secrète, claire comme le printemps, infinie comme l'esprit.

Luc Delisse