De Zelig à l'Atalante

Cet article de Michel Angot a été publié dans le numéro 69 du Collectionneur de Bandes Dessinées*.


Yves Chaland       Comment aborder l'oeuvre-météore d'un dessinateur qui, hélas, ne le fut pas moins ? Comment trier entre ces étiquettes trop commodes d'éclectisme, de mimétisme, d'hommage aux anciens, de parodie et d'iconoclastie ? Comment éviter les raccourcis et simplifications des exégètes qui s'y sont déjà essayés ?

      A relire, justement, la prose de ceux qui se sont penchés sur la planète Chaland, on mesure la difficulté à démêler la toile référentielle dans laquelle il donnait corps à ses modèles et à ses héros.

      On le sait féru de l'imagerie belge des années d'après-guerre, mais faut-il pour cela assimiler ses hommages, sincères et ironiques à la fois, à Franquin, Jijé ou Eddy Paape, à une part d'imaginaire vaguement onirique ? C'est-à-dire, lorsque ce concept vient à tomber entre les mains d'un furieux sémiologue, vaguement névrotique et donc.., vachement hystérique !... Dans un « fameux » article des Cahiers de la bande dessinée sobrement intitulé « L'art utéronarratif » (sic), Bruno Lecigne n'y alla pas avec le dos du divan, estimant que « comme dans l'hystérie, l'oeuvre [de Chaland] "vit" ses métaphores ; elle peut se lire comme une tentative schizomorphe de symboliser la protection du moi intérieur par des représentations sociales (les lectures enfantines). Chassez le sens, il revient au galop ! ».

      Cata-clop, cata-clop, cata-clop... Reprenons calmement :

L'Unité de valeur n°2       Premiers dessins dans Biblipop (1972, 1974) puis dans L'unité de valeur (1976) ; ensuite maquettiste pour Métal Hurlant et les Éditions Temps Futurs. Premiers dessins très conventionnels évoquant plus Martial ou Mittéi que Tillieux ou Jijé. Evolution sensible au contact du milieu bédéphile, faite de réminiscences avouées et de citations directes qui iront culminant jusqu'à l'album Captivant, prépublié dans Métal Hurlant (1978) avec le complice Cornillon, exutoire jouissif de toutes les digestions antérieures, poussées à leur degré limite par l'humour débridé et le plaisir parodique. Les lectures du petit Chaland, né en 1957 à Lyon, mais qui vécut à Nérac (Lot-et-Garonne) avant de « monter » à Paris, ont donc à cet instant alimenté directement le « fonds nostalgique » de Captivant : passion bibliophile, tentation collectionniste, dans une liberté totale de développement laissée par les Humanos à deux jeunes débutants. Avant eux, à Métal Hurlant, qui donc aurait pu faire le lien avec « les grands anciens » ? Druillet, du temps de ses passions bédéphiliques à L'Age d'or de Jean Boullet, c'est un peu du Pilote de l'après-68 ; seul Jacques Lob s'y essaye. Chaland et Cornillon, quel que soit leur talent, ont dû ramer un peu pour rameuter Onc'Jijé et Tillieux à côté du Sloane aux yeux bleus, d'Arzach ou des armées du Conquérant...

      Si Captivant se veut un trait d'humour en forme de trait d'union avec une galaxie BD que Métal côtoie sans paraître en être, c'est peut-être aussi parce qu'il manque à la revue (si l'on excepte quelques papiers poilants et l'apport de Moebius), une sérieuse dose d'humour et d'auto-parodie. Ça tombe bien, ces deux jeunes qui débarquent en ont plein leurs crayons et ils connaissent leur monde.

      A partir de là, tout commence à changer. Le dessin de Chaland abandonnant grisé, relief, reflets et trames, devient un objet baptisé « ligne claire ». « Ligne claire », c'est pratique, ça rappelle des anciens (même si ce ne sont plus les mêmes). On raccroche donc Chaland, qui n'en peut mais, à l'école Tintin, à Hergé, Bob De Moor et Willy Vandersteen. Exit Spirou, oublié Jijé...

      Or, rien n'est moins vrai. Chaland ne gomme aucun relief ; il ombre ses dessins, utilise le pinceau et... abondamment la trame ! Ce n'est pas la ligne de son dessin qui est claire, c'est le fond, dans les deux sens du terme d'ailleurs. Ses arrière-plans toilettés, ou tramés uniformément, sont dégagés pour les accessoires et les activités des personnages. Dans le même temps, il est clair (si j'ose dire) que les thèmes choisis renvoient à une BD à l'idéologie sans faille, celle que nous dispensaient la presse catholico-scoute et ses pendants staliniens, viscéralement anti-américains. Une idéologie claire donc, que Chaland exploite au second degré et qu'il ira, d'année en année, exploiter de plus en plus près du sens premier, encourant même parfois des reproches de racisme ou de néo-colonialisme pour avoir dessiné maint aspect de la vie congolaise (ou bocongolaise), avec un humour noir qui rappelle plus les dérapages de Yann Lepennetier que les vignettes au second Degrelle du jeune Hergé.

      Bob Fish, né en 1980 dans Métal Hurlant et qui sort en album en 1981, reprend les deux filons (idéologie claire et multiplication des clins d'oeil référentiel). Tout d'abord l'album est une suite de l'hommage aux Héroïc-Albums de Captivant, enrichie d'une resucée rétro qui mêle gaillardement l'univers de Valhardi et celui d'Edgar-Pierre Jacobs, dans un dessin (bicolore) du plus pur style « atomium »... L'humour débridé s'exprime surtout dans les rappels formels des pages de garde, de la quatrième de couverture, mêlant à la tentation bédéphilique du collectionneur une salutaire dose de second degré (ce qui ajoute encore à la valeur d'échange ultérieure de l'objet).

1ère case d'Al Memory       En dessinant donc des intérieurs des années cinquante et en truffant ses décors de potentialités (qu'il saura d'ailleurs utiliser par la suite 1), Chaland ne pose pas sa « névrose », mais offre à la presse BD adulte de l'après-68 la première tentative de déculpabilisation (et paradoxalement de désacralisation par son iconoclastie) d'une bande dessinée « pour enfants » qui était certainement le référent commun à beaucoup de lecteurs de l'époque de Métal Hurlant.

      Contrairement à ce qu'écrivait certain dans ce numéro 60 des Cahiers de la bande dessinée de novembre 1984 (« Chaland s'est toujours avancé masqué »), la nature même de son art (graphisme et références) est d'être presque totalement transparent par rapport à ses goûts, son histoire, sa culture et ses mythes personnels. S'il y a mimétisme vis-à-vis de l'école belge, c'est parce qu'il y a eu - peut-être d'abord par jeu, mais ensuite par goût - conjointement avec la reconnaissance de la bande dessinée et le développement du phénomène de la collection, une volonté de la part de Chaland d'exprimer crûment, directement, son amour (nostalgique) pour ce qui l'avait émerveillé.

      Au contraire d'une névrose, il s'agit d'un acte d'assumation parfait, accompli au vu et au su de tous, dont seule la distanciation humoristique assouplit quelque peu le risque engendré. Avec du « vieux », Chaland a fait du neuf, et même ses échappées du côté des « cybers » ou d'Adolphus Claar témoignent de cette liberté d'exposer sans honte l'objet de ses émotions passées.

      Avec des héros personnels (Bob Fish, Al Memory, Albert ou Freddy Lombard - belle trouvaille), Chaland réactive des situations entr'aperçues dans la presse enfantine d'après-guerre, mais en leur donnant une dimension légèrement délirante ou partiellement décalée. En reprenant les héros de ses « idoles » de l'école belge, son iconoclastie est beaucoup plus dangereuse pour ceux-ci... Dans les griffes de Chaland, Spirou et Fantasio sont tellement malmenés, maltraités et secoués qu'on rêve au sort terrible que cet enfant surdoué aurait pu faire subir à Valhardi et Gégène, si d'aventure un éditeur bien téméraire s'était avisé qu'il fallait lui confier la survie de la série !

      Yves Chaland est parti en laissant l'impression d'un touche-à-tout génial, éclectique et prolixe, une sorte de caméléon des fifties sorti d'un vieux grenier. Bien loin de ressasser une énième parodie des aventures issues de Bruxelles ou de Marcinelle, Chaland n'a pas cessé de nous dire, par dessin, boutade, citation et clin d'oeil, que la nostalgie n'était plus ce qu'elle était... Dessinateur, collectionneur, amateur éclairé, il a fait en quelque sorte pour les anciens qui l'avaient fait rêver, ses « quatuors dédiés à Haydn », une oeuvre dessinée qui compte déjà autant que celle de ses aînés.

Michel Angot

1. la première case d'Al Memory (in Bob Fish, 1981)
montre un cinéma dont les deux films à l'affiche sont
« La Revanche de John Bravo » (personnage paru dans
Astrapi en 1980 puis en album) et « Ca y'en a être Beau
Congo » qui renvoit au « Bocongo » inventé par Cha-
land pour son Spirou et Fantasio.

* Le Collectionneur de Bandes Dessinées,
3, rue Castex,
75004 PARIS.